POUR PLANET WONK ET ISAAC CABALLERO SUEY, TOUT SE VEND ET TOUT S’ACHÈTE, MÊME NOS LUTTES RADICALES ET « L’EXPÉRIENCE » DE LA GALÈRE !
Pour 23 à 49 euros par personne, plusieurs plateformes vous proposent de visiter avec des « locaux » « l’Athènes inattendue», « alternative », « rebelle » et « affreuse » ! Des visites urbaines où l’indécence dépasse les bornes
Pour nous qui luttons, vivons, travaillons à Exarcheia et plus généralement dans le centre d’Athènes, nous constatons chaque jour la progression du capitalisme urbain. Il transforme la nature même de nos relations et grignote de façon vertigineuse nos espaces de vie, de solidarité et de liberté. Les manifestations de cette violence sont nombreuses: expulsion des populations désignées comme « indésirables » ‒ avec tout le racisme et la violence de classe que cela suppose ‒, des squatteur.ses et espaces sociaux dans les zones urbaines à rendre « attractives » pour les touristes, les promoteurs immobiliers, les investisseurs et en définitive pour les profits de la classe dominante. Ce processus engendre la criminalisation de nos luttes, avec des procès et la prison pour les personnes du mouvement et en mouvement (bien sûr pour les personnes exilées et racisées, pas pour les touristes et les digital nomad !), un espace urbain de plus en plus surveillé par la police, des entreprises de « sécurité » privée et des caméras, etc. Le capitalisme urbain représente un marché qui repose sur l’exploitation effrénée d’une classe laborieuse, d’une main d’œuvre souvent immigrée et invisibilisée pour construire des immeubles de luxe, nettoyer les innombrables Airbnb et hôtels, faire la cuisine ou la vaisselle dans les coulisses des restaurants ou encore pour livrer des cafés et des repas à domicile.
A Exarcheia, cette violence prend aussi la forme d’un tourisme « alternatif » qui s’y développe depuis plusieurs années. La Municipalité d’Athènes et l’Union Européenne s’emploient à développer cette industrie en jouant la fausse carte démocratique de la « participation des locaux », notamment à travers le programme pilote « Curing the Limbo » (2018-2021). Dans ce cadre, saBarBar project et Troubadours Digital (ce dernier étant financé par le Ministère de la Culture et des Sports) ont par exemple proposé aux touristes « alternatifs » « une visite spéciale du quartier d’Exarcheia : étudiants et passionnés de théâtre, musiciens, auteurs-compositeurs, personnes aux préoccupations expressives de différentes nationalités et cultures, se dispersent dans les coins, places et rues d’Exarcheia pour présenter leur propre version du quartier. Sur la base des témoignages des résidents et du matériel d’histoire orale, ils créent des chansons et de courtes performances, composant ainsi une carte créative du quartier ». Des collectifs militants du quartier avaient à l’époque empêché le déroulement d’une partie de ces activités.
SQUATS ET ESPACES DE LUTTES : DES « ENTREPRISES SOCIALES » ?
This is Athens, une plateforme de collaboration entre la Municipalité d’Athènes (à travers son Entreprise de Tourisme et de Développement) et des acteurs privés comme la Confédération grecque du Tourisme et Aegean, markette aussi Exarcheia en promouvant des visites guidées par des « locaux » pour découvrir « l’Athènes alternative ». Avec une promesse : « Explorez la vie locale et sortez des sentiers battus pour découvrir le côté authentique de la Grèce grâce à nos visites ». Tout un programme ! Exarcheia est décrit comme un quartier « rebelle », « d’artistes de rue », un « un foyer vivant et dynamique de radicaux et de libres penseurs ». Le Parc Navarinou (squatté et créé par une assemblée d’habitant.es !) est mis en avant par This is Athens. Sans le nommer, le squat anarchiste K*Vox et sa clinique autogérée ADYE sont même cités pour attirer les touristes ! Les squats et espaces de luttes deviennent ainsi des « entreprises sociales »1, qualificatif qui a bien plus à voir avec le management, les politiques de l’État, les ONG, la philanthropie et le caritatif. Cette captation tragique par la société marchande de nos luttes radicales n’est pas seulement cynique mais aussi violente quand on sait à quel point les personnes qui luttent pour ces espaces de liberté sont réprimées par les autorités et les intérêts capitalistes.
En 2022, la Municipalité a voulu dépoussiérer l’image d’Athènes avec une campagne de communication visant à « revaloriser la marque Athènes » après des années de « crises » et faire en sorte de retenir les touristes plus longtemps dans la capitale avant qu’il.elles ne consomment les îles grecques. This is Athens s’est alors associée avec Google et le ministère du Tourisme grec pour créer l’application « The City is the Museum ». La phrase d’accroche : « Welcome to Athens, a place full of collections representing everyday. » Cette application permet à « des Athéniens de partager leurs endroits préférés et les histoires qui font d’Athènes une ville excitante et moderne ». Elle propose une balade audio nommée « Athènes change », pour « comprendre le paysage culturel athénien, des magasins de skate underground à la culture du street art en passant par la Place Omonia qui ne cesse d’évoluer ». On voit bien ici comment « la culture », la « modernité », le « changement » et le « développement » sont mobilisés pour à la fois attirer une population de touristes et exclure les personnes considérées comme « indésirables » (survivant à la rue, réfugiées, les personnes atteintes de toxicomanie, les militant.es). Alors que de luxueux hôtels et résidences se multiplient à Omonia et dans le prétendu « triangle commercial », la chasse policière aux galérien.nes dans les rues du centre-ville continue tout comme les meurtres de personnes racisées, travailleur.ses du sexe et LGBTQIA+.
Cette offensive de marchandisation-dépossession-touristification vient donc à la fois de l’État, de la Municipalité d’Athènes, des politiques impulsées l’UE mais aussi des acteurs du tourisme eux-mêmes, des plus gros aux plus petits. Le problème est systémique mais nous voulons citer ici un exemple particulièrement parlant de ce marché du tourisme « alternatif » : celui du guide Isaac Caballero Suey, passé par le consulting, qui se présente comme politiste et fondateur de Planetwonk Experiences. Présente dans dans plusieurs pays comme l’Indonésie, le Mexique, les Philippines et le Sri Lanka, cette plateforme touristique est particulièrement implantée dans le centre d’Athènes où elle « offre » (il faut quand même débourser de 18 à 32 euros par personne !) plusieurs visites à thèmes. Il y en a pour tous les goûts (alternatifs) ! « L’horrible Athènes », une « promenade féministe d’Athènes », « L’histoire grecque des LGBTQ » ou encore « Comprendre la crise des réfugiés », l’idée étant « de nous faire prendre conscience qu’aucun d’entre nous n’est à l’abri de périodes tumultueuses, que les réfugiés d’aujourd’hui tentent d’échapper à un réel danger. En comprenant leur situation, nous pouvons commencer à changer nos attitudes ». A chaque visite, la promesse ne manque pas d’audace: « Ne pas voir la ville comme un touriste » ! La plateforme vend ainsi ses produits: « Nos expériences s’apparentent à un documentaire et ne relèvent pas du tourisme ordinaire. Vous êtes libre de penser par vous-même et de poser vos propres questions. Vous n’oublierez jamais cette expérience, unique en son genre, passionnante et engageante. […] nous avons rarement des groupes de plus de 14 personnes (la plupart des groupes comptent en moyenne 4 à 5 personnes). » Pas question de donner l’impression aux touristes « alternatifs » de participer au tourisme de masse. Car il s’agit d’un tourisme pas comme les autres, « behind the scenes », plus « exclusif », « participatif », « engageant ». On se doute aussi que la taille relativement limitée des groupes de touristes s’explique par la volonté de ne pas trop se faire remarquer par les riverain.es et militant.es qui pour certain.es en auraient sans doute long à dire à ces explorateur.ices de « l’alternatif ».
UN TOURISME DE LA GALÈRE « EXTRA-ÉPICÉ »
Pourtant, nous sommes plusieurs personnes militant à Exarcheia a avoir remarqué Isaac Caballero Suey ‒ son acolyte Maria ou d’autres « locaux » liés à d’autres plateformes ‒, déambulant dans les rues d’Exarcheia avec des groupes de touristes. Et il y a de quoi être médusé à la vue du guide montrant des cadenas pour les locations de courte durée accrochés à l’entrée des immeubles et expliquant les affiches anti-Airbnb de la Coordination des luttes d’Exarcheia. L’entrepreneur du tourisme « alternatif » promeut ses visites avec des photos de l’espace squatté Embros à Psirri ou de l’ancien squat d’habitation de personnes réfugiées City Plaza, situé près de la place Viktoria où il se met même lui-même en scène, en compteur « d’histoires que la plupart des touristes ne connaissent pas ». Après avoir effectué ses visites, ces derniers sont d’ailleurs dithyrambiques. L’un écrit : « Je me suis senti en sécurité tout au long de la visite, et Isaac était enthousiaste et capable de répondre à toutes les questions que nous nous posions. Les questions abordées au cours de la visite étaient dures, tout comme le fait de voir et d’entendre les âmes éprouvées. » Ces « âmes » deviennent un décors qui illustrent « en direct » les propos du guide. Voir la « vraie vie », « l’Athènes authentique », hors des « sentiers battus » par les millions de touristes signifie ici se mettre dans une posture surplombante (et donc violente) d’observateur.ice des galérien.nes qui survivent dans les rues athéniennes. Ils.elles sont objectivé.es et représentent une attraction pour assouvir le voyeurisme de la galère.
La visite guidée est comme un plat plus ou moins « épicé » qu’on personnalise à l’infini. C’est exactement ce qu’exprime une autre visiteuse qui parle d’« une expérience vraiment cool et unique. […] Cette visite vous donne une leçon d’histoire et brosse un tableau de la façon dont Athènes a changé au fil des ans, et de la façon dont la gentrification continuera à changer l’aspect de la ville à l’avenir. Si vous êtes intéressé par la version la plus approfondie et la plus sombre de cette visite, il [Isaac, ndlr] vous proposera la version “extra épicée”». Tout en mettant en garde « les âmes sensibles », la visite sur le thème de « L’Athènes horrible » promet « des lieux abandonnés et beaucoup de délabrement urbain : l’horrible peut être génial. Osez le voir. » C’est sans doute cela « la version extra épicée » : du dark tourism, du tourisme de la souffrance.
MARCHANDISATION ET LA MUSÉIFICATION: UNE MACHINE À RÉPRIMER
Mais Isaac Caballero Suey n’est pas qu’un guide touristique : il est en outre le co-fondateur de Prohorame, une « publication à vocation sociale en Grèce et à Chypre » également plateforme de « E-commerce social » où vous pouvez acheter des jouets sexuels, des protections périodiques, des accessoires « bien-être » et « zéro déchet » ou encore des « vêtements féministes » ! Sous couvert « d’authenticité, d’inclusivité et de dialogue », voici un bien bel exemple de social et de pink washing. Nous ne sommes alors pas surpris de voir le quotidien de droite Kathimerini offrir en 2018 un portrait flatteur à Prohorame et à ses fondateur.ices Katerina Kontarini, Maria Kalogeropoulou et Isaac Caballero Suey. Kathimerini explique que « comparé à d’autres organisations de femmes, Prohorame n’est pas dirigée collectivement, elle n’est pas idéologisée ; elle est basée sur l’individu ». Isaac Caballero Suey nous partage alors le fond de sa vision du féminisme : « Nous sommes d’abord des féministes avant d’être autre chose. Les collectifs les plus radicaux veulent convertir les gens. Il y a une ligne centrale, un certain point de vue sur les questions. Nous défendons la voix individuelle de chaque personne. C’est pour cela qu’on nous qualifie souvent de néolibéraux. »2 Cette vision individualisante d’un féminisme inoffensif et bourgeois se marie en effet très bien avec l’entreprenariat de « l’alternatif » et de la « diversité » qui transforme les mouvements contestataires et la détresse sociale en marchandise et en attraction pour les touristes. Par quel dévouement du langage est-il possible de parler de « participation », « d’engagement » alors que c’est dans le cadre d’un « safari urbain » avec un intermédiaire, un « expert » grassement payé en plus ?
La marchandisation et la muséification de nos imaginaires et pratiques subversives font partie de la même machine à réprimer. Nous serons toujours du côté de la vie et des personnes en lutte et en mouvement, dans les squats, les assemblées et les cuisines autogérées.
VIVEZ COMME UN « LOCAL » : 700 EUROS DE SALAIRE, 500 EUROS DE LOYER
SI NOUS NE NOUS RÉVOLTONS PAS DANS TOUS LES QUARTIERS, NOTRE VILLE DEVIENDRA UN GRAND PARC D’ATTRACTION POUR LES RICHES ET LES TOURISTES
PLATEIA, STREFI, POLYTECHNIQUE, EXARCHEIA NE DEVIENDRA PAS UN MUSÉE
NI GUIDE SUPRÊME, NI GUIDE TOURISTIQUE « ALTERNATIF »
VIVE L’ANARCHIE
1https://www.thisisathens.org/activities/tours/urban-alternative-athens-tour-review
2https://www.kathimerini.gr/k/k-magazine/951638/prochorame/