« Victoria n’existe pas » de Yannis Tsirbas

Un voyage en train jusque dans un tunnel de haine étouffant dont on ne voit pas la fin

Victoria n’existe pas est un roman à la fois court et incisif sur la violence fasciste. Publié en grec en 2013, il a été traduit en français chez Quidam par Nicolas Pallier en 2015. Il s’agit de la première œuvre littéraire de Yannis Tsirbas, professeur au département de Sciences Politiques et d’Administration Publique à l’Université d’Athènes et critique littéraire.

En une soixantaine de pages, l’auteur, qui a grandi dans le centre-ville athénien, nous met face à une question à la fois éminemment philosophique mais aussi terriblement pratique dans nos vies quotidiennes : face au pire, qui ne dit ou ne fait rien consent-il ?

Victoria n’existe pas donne froid dans le dos et nous permet de mesurer les dégâts causés par le cannibalisme social, inhérent au système capitaliste. Dans un train de banlieue à Athènes, deux inconnus font connaissance. Un torrent, un tsunami interminable de paroles haineuses se déverse sans que personne ne se décide à l’arrêter frontalement : l’un raconte à l’autre, les « changements » survenus dans son quartier, Victoria :

« […] je dirais qu’un jour j’ai tourné la tête, et je l’ai vue [la place Victoria, ndlr] noire de monde. Des comme ça, Marocains, Pakistanais, tout ce que tu veux. Des bousculades genre boîte de nuit, la place. Des mioches qui jouaient par terre dans la crasse, la statue toute taguée avec des lettres arabes. Du charabia. Des chiens, des femmes, des voiles, des fichus autour de la tête, le bordel j’te dis. Je sais pas quand c’est arrivé, mais c’est comme si un soir je m’étais endormi sans eux, et je m’étais réveillé le lendemain au milieu de ce bordel. »

La surenchère se poursuit au fil de ce voyage qui nous semble interminable. Face à la violence verbale de cet homme, qui va jusqu’à proposer une sorte de « guide pratique » pour procéder à une prétendue « épuration ethnique », un interlocuteur sonné, glacé par de telles paroles. Il ne réagit que timidement, tout en consultant des spams sur son téléphone ou en regardant par la fenêtre les arbres qui défilent. Incapable d’affronter la violence de ces monologues, il se résigne rapidement, encaisse en silence, en essayant de sonder le visage des autres passagers, témoins de cette conversation.

Grâce à une écriture crue, Yannis Tsirbas nous tend en miroir une terrible réalité sociale et politique qui nourrit une haine quotidienne dangereusement banalisée. Les pages de Victoria n’existe pas racontent aussi une tragédie, sans doute de manière plus efficace encore qu’une longue étude sociologique : le cannibalisme social qui voit des galériens s’en prendre à des populations encore plus galériennes. L’auteur nous met face à nos résignations et nos suffisances individuelles ou collectives devant des discours et des actes qui doivent être nommés pour ce qu’ils sont : racistes, nationalistes, suprémacistes, masculinistes, xénophobes et fascistes.

Bien sûr, pour dépasser la tétanie et l’impuissance, la riposte demeure principalement collective. La lutte antifasciste contre les criminels nazis d’Aube Dorée dans un quartier voisin de celui de Victoria l’a bien montrée ces dernières années. Et quand le fond de l’air devient brun, que le relativisme, le révisionnisme et le confusionnisme gagnent du terrain, il s’agit de veiller à ce que certaines digues ne cèdent pas. En gardant un cap radicalement internationaliste pour tout mouvement se disant un tant soit peu lutter pour l’émancipation.

Statue sur la place Victoria, après une manifestation en solidarité aux populations exilées, 2021. Photo: LB

Synopsis:

Ce pourrait être ici ou ailleurs. C’est en Grèce à l’heure d’une crise que la société ne supporte pas. Deux inconnus se rencontrent dans un train en direction d’Athènes. L’un déverse brutalement son quotidien : les étrangers et la pauvreté ont littéralement envahi son quartier, Victoria, et il a même imaginé une « solution finale » au problème. Victoria dont le passé resurgit à travers quelques monologues entrecoupant son récit. Peur, résignation ou apathie, l’autre voyageur oscille, quasi silencieux, entre voyeurisme et politiquement correct.

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