A Athènes, Exarcheia est toujours bien vivante : La Zone, un nouveau lieu de rencontre libertaire vient d’ouvrir ses portes !

Article initialement publié sur Le Monde Libertaire

Ouvrir un nouveau lieu militant à Exarcheia revêt une dimension signifiante. Ce quartier historique de la résistance à la dictature et aujourd’hui à la gentrification est particulièrement menacé par le gouvernement grec et les promoteurs. Squats expulsés et migrants contrôlés, présence permanente des forces de police et surveillance musclée. C’est à contre-courant des transformations urbaines en cours dans le centre d’Athènes qu’Eva et Nicolas ont décidé de se lancer dans une nouvelle initiative solidaire et militante au sein de ce quartier [1] et viennent d’ouvrir un café-biblio, un lieu de rencontre ouvert aux personnes que le gouvernement veut chasser de là: La Zone, rue Soultani 17 à Athènes.

Mais commençons par ma rencontre avec le second d’entre eux, grâce à deux militants de la FA de Nevers venus en Grèce avec un convoi de solidarité. Faire le portrait de Nicolas Richen est assez simple car facilité par l’avant-propos de son livre Les bourgeons d’espoir d’un terrible hiver grec. Il nous y explique comment lorsqu’il était étudiant au Québec, le Printemps Érable (mouvement étudiant le plus massif dans l’histoire québécoise), lui a fait prendre conscience en 2012, de « notre force collective », à la base de son engagement politique. Ce qui finalement, l’a mené jusqu’en Grèce en 2016 « pour apprendre, observer et participer à des collectifs autogérés ». C’est à Ioannina (Epire) qu’il a fait la rencontre de sa complice la photographe Antonia Gouma et qu’ils ont décidé de faire le portrait de quelques « victimes des mesures d’austérité décrétées au début des années 2010 par les banques européennes et la Troïka ». Un contexte sulfureux, aggravé par la montée de la xénophobie, du fascisme et de l’extrême-droite en réaction à l’afflux de réfugiés en Grèce. Une série de photos « Le cri de la rue » introduit ensuite cette série de témoignages sur le vif par celui consacré à Anastasia, une femme divorcée de 56 ans, ancienne professeure d’art « à la vie brisée ». Suivent ceux de jeunes faisant partie de la « génération exode », 4 % de Grecs dont beaucoup de jeunes ayant émigré en effet entre 2008 et 2016.

Alors, pourquoi beaucoup d’entre eux – souvent étudiants faisant de petits boulots mal rémunérés pour survivre – ont décidé de rester, de continuer à combattre et de ne pas perdre l’espoir ?
C’est ce que vont nous expliquer Sofia, l’anarchiste convaincue, franche et passionnée ou Fotini, jeune fille timide et anxieuse, solidaire avec les réfugiés. Ou encore, Zografia, curieuse du monde mais, contrairement aux autres, faisant encore confiance au processus électoral et aux manifestations des partis. Entre deux séries de photos, Nicolas nous raconte sa participation à la marche du 17 novembre 2016, en mémoire du soulèvement étudiant contre la dictature en 1973. Éclairage édifiant sur la présence et la répression policière à Athènes. Suivent les témoignages de Nikos, de Manos, fils d’ouvrier, d’Ilirida, originaire d’Albanie ou de Rania, engagée après le meurtre d’un policier d’Alexandros Grigoropoulos (15 ans) en 2008. Tous essayant de terminer leurs études, contraints à des petits boulots de fortune et souvent à cohabiter avec leur famille. Mais avec quelles perspectives pour eux ? Sortir du cercle mortifère du capitalisme, se réapproprier le langage, bâtir un nouvel imaginaire collectif ? De la galère peut naître de nombreuses initiatives populaires, gratuites sans conditions et autogestionnaires : des cuisines sociales, aux squats d’habitation en passant par les dispensaires de santé. Enfin, Nicolas tire le bilan de ces témoignages « comme autant d’échos d’un espoir au-delà des générations et des frontières ».

On peut également découvrir un Nicolas Richen plus intimiste dans Des nuits et des étoiles, feu et vagabondage dans la ville, son recueil de poèmes datant de 2022, dédié à tous les chats de gouttières ayant pour objectif déclaré de « faire partager certains fragments d’émotions et d’aspirations ». On ne peut être plus clair. Extraits :

En s’approchant de Lykavittos, le bruit des voix et des moteurs s’estompe. La nuit et la végétation qui caresse les murs nous enveloppent 

Si nous ne nous rebellons pas dans tous les quartiers, nos villes deviendront des prisons modernes. 

Creuser des souterrains au cœur des villes. Sauter de toit en toit 

Au port du Pirée, l’attente d’un bateau imaginaire au milieu d’un désert 

L’engagement politique d’Eva Betavatzi, la seconde personne à l’origine de l’espace La Zone, date de 2015, alors qu’elle a rejoint à Bruxelles, le Comité abolition des dettes dites « illégitimes », puis y a travaillé de 2018 à 2021. La « crise grecque » était alors déjà bien installée en Grèce. Sa rencontre avec Mamadou Bah, un militant guinéen ayant été lynché par Aube Dorée et réfugié en Belgique a été déterminante et a forgé la conviction d’Eva que la lutte contre les dettes illégitimes faisait partie intégrante de la lutte anticoloniale et antifasciste. A cette époque, circulait aussi librement à Bruxelles, le dernier dirigeant nazi d’Aube Dorée, euro député, en toute impunité ! Eva a ensuite milité en Belgique dans des groupes anti-expulsion et pour l’annulation des loyers durant le premier confinement et ensuite pour la baisse des loyers à Bruxelles.

Ces expériences l’ont conduite à Athènes en 2021, mais l’ont surtout beaucoup fait réfléchir sur son premier métier d’architecte. Elle l’exerce aujourd’hui bénévolement au service d’autres causes que mercantiles, comme en rénovant en 2022, avec Nicolas et d’autres camarades, le rez-de-chaussée d’un des plus anciens squats athéniens.

« Exarcheia appartient à ses habitants et ses occupants, un quartier imprégné d’histoires et de luttes »


Interview d’Eva et Nicolas dans le local de La Zone

Ouvrir un nouveau lieu d’échanges à Exarcheia, sous la forme d’un café-biblio est-il pour vous un acte de résistance à la gentrification ?
Oui, mais nous tenons tout d’abord à souligner que le mouvement anarchiste athénien manque cruellement d’espace. On pourrait dire qu’il est « trop à l’étroit » dans les murs de la ville. De plus, nous avons assisté ces dernières années à une privation d’espaces depuis l’élection de Mitsotakis et le renforcement de la gentrification. Beaucoup de squats ont été expulsés depuis 2018-2019 et pas mal de groupes militants galèrent pour trouver de nouveaux bâtiments et même pour louer des locaux avec l’augmentation vertigineuse des prix des loyers et de l’électricité. Sous un aspect plus sociologique, la lutte et la survie des squats à Athènes posent nécessairement la question de la multiplication des espaces de rencontres, et de convivialité et pas seulement à Exarcheia, mais partout dans la ville, afin de lutter efficacement contre l’extension de la commercialisation tous azimuts.

Ouvrir un tel lieu à partir de rien doit représenter un sacré challenge financier, sans parler de la paperasse ?

Oui, pour La Zone, il s’agit un peu d’un challenge « Do it yourself », car nous n’avions au départ qu’un tout petit budget d’investissement. Mais dans le DIY, il faut inclure le véritable mouvement de solidarité qui s’est institué spontanément dès le début des travaux. Grâce au soutien de nombreux camarades et ami.es, nous avons acquis des compétences en peinture, menuiserie, plomberie, électricité etc … Nous avons pu compter sur l’aide des débrouillard.es habitué.es aux squats, sur nos relations amicales, sur la démerde, les soutiens spontanés, notamment des autres cafés du quartier. Pour le transport de matériel et la recup’: nos bras, les caddy de supermarché et une voiture venue de Bruxelles ! Il a fallu aussi apprendre à se servir d’une machine à café, faire de la compta et des commandes… autres choses pouvant paraitre des babioles, pourtant névralgiques. Pour l’administratif, oui, on peut parler d’un parcours kafkaïen particulièrement en Grèce. Se faire indiquer la bonne procédure, le bon bureau, et surtout les bons tuyaux pour ne pas se perdre indéfiniment dans le labyrinthe bureaucratique etc. Petites et grosses galères demandant beaucoup d’énergie.


Que comprend aujourd’hui votre stock en matière de livres et revues ? Pour l’instant, nous avons bénéficié de beaucoup de dons et particulièrement de la part du milieu anar et de la gauche radicale de pays comme la Belgique, la France, la Serbie, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, etc. Mais aussi des dépôts spontanés de particuliers, de publications de collectifs du quartier, de presse, de littérature, d’affiches et même des livres de recettes !

Pourquoi avoir choisi le nom de La Zone ?
L’histoire a débuté alors que nous cherchions un local dans le quartier de Kypseli plus à l’ouest de la ville où se trouve une rue « Sainte Zone », d’où le jeu de mot. Mais pour nous, La Zone est aussi un pied de nez lancé à l’adresse des espaces pour les bourges. Mais on peut y voir aussi le « joyeux bordel » ou encore une référence à Zone à Défendre ou une Zone sans frontières ! Nous avons choisi un mot français parce qu’on veut être au départ un lieu principalement d’expression grécophone et francophone (et au maximum multilingue à plus long terme) . Finalement, La Zone, ça colle bien avec l’idée du DIY, du côté bricolé et l’aspect chaleureux d’un salon pour zoner sans obligation de consommer.

Comment s’est passée l’inauguration le 7 septembre ?
Il y avait beaucoup de joie c’est à notre grand étonnement que nous avons réussi à réunir environ 80 participant.es. C’était, il faut bien le dire du grand sport. Nous avons dû nous improviser en barmans et animateurs. Des gens avaient apporté leurs poèmes préférés pour les lire. C’était très positif, nous avons reçu des cadeaux, des gens qu’on ne connaissait pas ont acheté des bouquins, beaucoup d’échanges et de désirs communs, des projets de soirées rebetiko ou de projections de films, de soirées poésie ou d’ateliers d’écriture, de traduction et d’apprentissage collectifs…

Athènes est une ville très étendue, pour vous, l’atomisation des lieux de luttes est-il un handicap ou au contraire une opportunité ? Et que pensez-vous du mouvement anarchiste grec ?
L’atomisation du mouvement anar, on peut la voir d’une façon positive comme un échappatoire à la centralisation. Vu ce qui s’est passé à Exarcheia ces dernières années, ce n’est pas forcément un mal. Quand on pense qu’aujourd’hui certains « tours operators » se permettent de faire visiter le quartier comme s’il s’agissait d’un zoo « alternatif » sans parler du voyeurisme de la misère ! Mais pour ce qui est du mouvement athénien, tous les groupes anar n’ont pas, loin de là, la même conception de l’anarchie. On assiste ici à des critiques de part et d’autre de divers groupes. Certains ont une organisation pyramidale, pour d’autres c’est moins le cas. Il y a aussi un problème ici avec le machisme encore très ancré dans nos milieux. Idem pour le racisme. C’est le sentiment partagé avec beaucoup de camarades queers ou non et de ceux.elles luttant avec les personnes réfugiées. Mais, ce qu’il faut noter, c’est la solidarité réelle lors des fortes mobilisations, comme ce fut le cas en 2022 lorsque des milliers de personnes, de camarades, d’assemblées et de groupes anar, autonomes et même de gauche, descendaient dans les rues du centre contre le chantier du métro sur la seule place du quartier d’Exarcheia et contre la présence permanente des flics. C’est la période la plus récente de mobilisations massives pour la défense du quartier. Les barricades se montaient au moins un soir par semaine et des nuits d’affrontements ont eu lieu. Aujourd’hui, les anar se rassemblent un peu moins massivement, le mouvement a perdu de l’espace mais aussi de l’énergie et la répression est plus forte qu’avant notamment à cause de la révision récente du code pénale qui autorise les flics à presque tout. Athènes reste un lieu où il y a beaucoup de résistances par le bas : tous les jours il se passe quelque chose. Mais n’idéalisons jamais les sphères radicales, ni en Grèce ni en France d’ailleurs.

Une dernière question, quels sont vos rêves, vos espoirs ?
Eva : ce serait que les gens des derniers squats du quartier se mélangent avec d’autres groupes et militants, car depuis la gentrification, Exarcheia n’est plus très accueillante pour les migrant.es , surtout avec la présence policière de tous les instants. Pour cela la multiplication des lieux de rencontre et aussi de vie autogérés est plus que nécessaire.

Nicolas : Je n’aime plus trop le terme espoir, car il nous enferme souvent dans l’attentisme. Je serais heureux si notre nouvel espace contribuait à créer de nouvelles relations solidaires et anti-autoritaires pour construire des actions immédiates, des relations de soin mutuel, au-delà de toutes les formes de frontières. En vivant dans une telle métropole et dans une réalité souvent dystopique, c’est cette solidarité de quartier du quotidien et les relations internationalistes qui permettent de ne pas devenir « fou ». Que ce soit à Athènes ou ailleurs dans le monde, les luttes queers, féministes, décoloniales, antiracistes/antifascistes et écolo s’entrelacent. C’est ce qui donne la force collective et une joie subversive pour aller de l’avant.


Propos recueillis par Patrick Schindler, dit le Rat noir, individuel FA Athènes
Photos Nicolas Richen


(1) L’État grec a décidé d’ouvrir une nouvelle station de métro sur la place d’Exarcheia, un des rares espaces verts du quartier mais aussi un espace de vie politique et sociale. Les travaux ont été violemment imposés par la violence policière.

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